Une autre semaine aux Assises : jour II
Nuances de l'humiliation
Hier, ce lundi s’est ouvert à Bobigny une Cour d’Assises pour une affaire de viol commis en réunion. J’ai été tiré au sort comme Juré Supplémentaire 2. Après une journée à entendre les enquêtes de personnalités des cinq accusés, après une autre journée à entendre les enquêteurs de Police, différents témoignages, le récit de la victime, après ces deux jours, j’écris sur ma feuille : le procès du désœuvrement ; l’humiliation en sera au cœur, toute partie confondue.
L’humiliation d’une jeunesse où l’on scrute leur rapport à la sexualité ; l’humiliation des accusés qui – présumés innocents, tous au casier vierge avant les faits – ont tous déjà fait avant ce procès presque un an de détention – et seuls ceux qui connaissent la prison savent ce que cela signifie une détention comme pointeur (le nom donné en détention à ceux qui sont là pour les affaires sexuelles : violeur ou pédophile) ; et évidemment l’humiliation indicible de la plaignante. Il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance ; il y a des nuances dans l’humiliation.
Quel que sera le délibéré établissant une vérité judiciaire, quel que soit ce qui c’est réellement passé ce 3 janvier 2019 dans cette cage d’escalier, on ne peut que reconnaître une forme de courage à la plaignante pour venir manifester ce qu’elle a vécu comme un traumatisme. Soyons clair : peu importe si ses souvenirs mentent sur la véracité des faits réels, la souffrance est indéniable et venir rendre compte publiquement de cette intimité requiert une forme de courage.
Note: Le texte ci-dessous est le Propos « Nuances de l’humiliation » du philosophe Alain paru le 24 mars 1922.
Contrairement à l'indication de pied de page, ce texte est soumis aux ayant droits d'une œuvre de plus de 100 ans.
Le plus grand abus de la force est sans doute d'exiger l'assentiment. Le corps vaincu consent à sa manière ; mais le persécuteur exige beaucoup plus ; il veut que le persécuté se relève, prenne le visage de l'homme libre, examine un moment les preuves pour ou contre, et se décide librement. « Sois libre pour me plaire ; sois esclave volontairement ; ou sinon le fouet. » Galilée jura solennellement qu’il s’était trompé, et qu’au fond de son cœur il jugeait que la terre ne tournait point. Ces humiliations sont les pires de toutes pour n’importe quel homme ; ce sont même les seules, si l’on regarde bien ; car nous dépendons de mille forces supérieures de loin à la nôtre ; il nous arrive vingt fois par jour d’être vaincus. Le vent m’a enlevé mon chapeau ; il a bien fallu le reprendre à la course. On ne fait qu’en rire. Mais il est beaucoup plus difficile de rire, lorsque c’est Gessler qui enlève le chapeau. Plus difficile encore si je me sens forcé de saluer Gessler volontairement ; cette nuance existe. Et ce genre de salut est ce que le tyran peut obtenir de mieux.
Vauvenargues a écrit là-dessus quelque chose qui est un peu trop amer : « La servitude abaisse l’homme jusqu’à s’en faire aimer. » Tous les travaux sont aimés, dès qu’on les fait bien. Il se peut que, par ce côté-là, l’esclave arrive à supporter la chaîne. Mais je crois que, dès que l’on veut plier la pensée, je dis dans l’homme le plus simple et le plus ignorant, l’insulte est sentie chaque jour plus douloureusement ; il est bien vrai que la dignité de chacun est dans ce libre pouvoir de juger, comme Pascal l’a écrit en quelques lignes immortelles. C’est pourquoi je dis au tyran, au maître, au vainqueur : « Garde-toi d’humilier l’homme. »
La libre pensée étonne, lorsqu’on voit que le jugement de l’homme dépend de ce corps faible et souffrant. On peut parier que, si la persuasion n’avait jamais levé le fouet, les hommes croiraient tout. Mais c’est la révolte, peut-être, qui nous met dans le cas de penser. Quand l’opprimé est humilié, il cherche le vrai comme arme ; et cela mène loin ; la révolte mène loin, et voilà notre histoire.
Où vais-je par ce discours ? Je vais m’assurer que le procès des responsables devient la principale affaire, parmi tant de morts et tant de ruines. L’homme est fait ainsi ; comme il a démoli, il va reconstruire ; le difficile ne lui fait pas peur. Mais il ne supporte pas l’humiliation. On peut comprendre ce premier effet de l’emportement, quand le vaincu plie le genou : « Tu vas jurer que tu avais tort ; tu vas jurer que toutes les pièces de chancellerie connues et inconnues te condamnent. » Ce sont des effets accessoires de l’action, comme les injures homériques. Mais un procureur qui reprendrait l’aveu obtenu par la menace, et qui le joindrait à la procédure, disant que cette belle pièce définit le droit européen, ce procureur serait plus qu’odieux, il serait sot. Il n’y a point de méthode plus sûre si l’on voulait écrire justement l’opinion contraire, en cicatrices ineffaçables, parmi les pensées du vaincu. Mais au contraire cet essai de conversion par la force, il faut l’oublier ; il faut l’effacer. Tout le reste est de peu, en ce sens que les passions et l’aveuglement de tous y ont part ; ce sont des malheurs communs. Mais n’humiliez pas l’homme. Désarmez la pensée ; non pas plus tard, mais tout suite. Et que le procès soit plaidé de bonne foi ; non pas en vue de découvrir le vrai de la chose, car il n’est pas dit que la bonne foi y suffira ; mais pour rétablir les droits de la pensée, par la manière de chercher le vrai ; ce respect suffit, mais il est dû à tout homme. Il n’y a aucun droit au monde qui ne suppose celui-là.